ELSA BERNARD

Professeur agrégé des Facultés de Droit, Institut d’études européennes (IEE) de l’Université Paris VIII (2010-). Doctorat de droit français (2006), Université Robert Schuman de Strasbourg. Titre de la thèse: «La spécificité du standard juridique en droit communautaire» , Cotutelle sous la direction des Professeurs Guy Haarscher (ULB) et Denys Simon (Université de la Réunion), Mention très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimité, Prix de thèse du Groupement européen de droit public, 2007, Prix de thèse de la Société des amis des Universités de l’Académie de Strasbourg, 2007. Doctorat de droit belge, Université Libre de Bruxelles (ULB) (2007). Agrégation de droit public (2010).

Votre thèse de doctorat «La spécificité du standard juridique en droit communautaire», publiée en 2010 par Bruylant, a été récompensé par quelques importants prix. Vous avez apporté une contribution notable en ce qui concerne les fondements philosophiques de la législation de l’UE.

 1. Vous avez fait ou, vous faites partie, d’une équipe derecherche «Force du droit» ; quel serait, dans l’Union européenne, la force du droit – face au pouvoir politique/ économique? Le standard juridique introduit-il un élément d’opportunité au sein des normes juridiques?

L’Union européenne est un ordre juridique. A la différence de la plupart des États qui sont le fruit d’une construction historique, souvent basée sur des éléments objectifs communs (une culture, une langue, parfois une religion) et plus subjectivement sur une volonté de vivre ensemble (qui renvoie à l’idée de Nation), l’Union européenne s’est faite par le droit. Les communautés européennes – ancêtres de l’Union – sont en effet nées de traités conclus par des autorités étatiques. C’est donc exclusivement par les règles juridiques qu’est apparu ce système original, et cela contribue à le distinguer des formations étatiques. Parce que leur souveraineté est en jeu, les États ont été – et sont encore largement – réticents à donner à l’Union la dimension politique qu’elle mérite. Le recours aux règles de droit leur permet de régir le fonctionnement de l’Union et de surmonter les obstacles, comme on le voit à l’heure actuelle avec la signature du Traité sur la stabilité, la coordination, et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG), censé apporter des solutions pour remédier à la crise économique.

Toutefois, l’élaboration et la mise en œuvre de ces règles de droit ne sont pas aisées dans un système impliquant vingt-sept États membres. L’utilisation de notions indéterminées que sont les standards juridiques facilite ce consensus. En effet, le standard tel que je le définis dans ma thèse, est une notion intentionnellement laissée indéterminée par l’auteur de la règle de droit qui la contient. Elle nécessite lors de son application aux faits de l’espèce, une appréciation des situations et des comportements en terme de normalité, tout en favorisant le recours à des références externes au droit. Les notions de “confiance légitime”, de “bonne administration”, de “coopération loyale”, de “délai normal” ou “raisonnable”, de “consommateur moyen”, ou encore de “subsidiarité” sont des exemples de standards juridiques. Leur insertion en droit de l’Union présente plusieurs avantage pour les auteurs des normes. Au moment de leur élaboration, tout d’abord, la présence d’un standard facilite l’accord dans la mesure où il sous-tend des valeurs unanimement admises, basées sur l’idée très consensuelle de «normalité». L’attribution du contenu précis de la norme est ainsi reportée et implicitement déléguée à l’autorité qui sera chargée d’appliquer ou d’interpréter cette règle. En effet, le fait qu’un comportement ou une situation doit être “normal”, “raisonnable” ou “équitable” par exemple, peut difficilement être contesté. Les divergences surviennent cependant lorsqu’il s’agit de déterminer pour chacun en quoi consiste le “normal”, le “raisonnable” ou l’“équitable”. Ensuite, la règle de droit élaborée au niveau de l’Union, soit par les États membres (lorsqu’il s’agit des traités), soit par les institutions européennes (lorsqu’il s’agit des actes de droit dérivé), fait l’objet d’une mise en oeuvre dans les ordres juridiques internes selon les procédures nationales propres à chaque État. L’indétermination de la norme favorise alors une application différenciée d’un ordre juridique national à l’autre puisqu’elle laisse une marge d’appréciation importante à son destinataire. En ce sens le standard juridique laisse davantage place à une appréciation en opportunité que des notions précises et déterminées qui rendent la règle de droit rigide et qui sont dès lors moins adaptées aux spécificités de l’ordre juridique de l’Union.

2. Dans quelle mesure le «soft law» contribue audéveloppement du standard juridique dans le droit de l’UE?

La notion de «soft law» que l’on peut traduire par celle de «droit mou» en français, est ambiguë car elle fait référence au droit, c’est à dire à des normes contraignantes tout en suggérant que du fait de leur mollesse ces normes seraient faibles, ce qui pose bien sûr la question de leur caractère juridique et contraignant.

Compte tenu de ses particularismes, l’Union européenne est un terreau fertile pour l’application d’un droit mou et consensuel. Sa nature encore largement économique implique la mise en œuvre de règles souples, flexibles, relevant davantage de la régulation que de la règlementation. De plus, les importants transferts de souveraineté consentis par les États favorisent la recherche de règles, certes juridiques, mais qui soient respectueuses des particularités de chaque État et qui soient donc susceptibles d’une application différenciée dans les ordres juridiques nationaux. Dans ces conditions, le standard est, du fait de son indétermination et de la marge d’appréciation qu’il laisse à ses interprètes, l’instrument privilégié de la formulation de la règle de droit issue du “soft law” mais il n’en est pas le seul. Par ailleurs, le standard ne relève pas exclusivement du “droit mou”. Son indétermination a priori ne peut être assimilée à la non-impérativité de la norme qui le contient. Ainsi par exemple, l’obligation de rouler à une vitesse «raisonnable», n’est pas moins impérative que celle de rouler en-deçà de 90 km/h. La règle qui contient un standard est tout aussi contraignante que celle contenant une disposition précise, si bien que ce type de norme apparaît également dans le droit qui pourrait être qualifié de “dur”.

3. Quel a été le rôle de la Cour de justice de l’Unioneuropéenne par rapport au standard juridique?

La relation entre le standard et le juge peut être envisagée de deux façons en fonction de l’origine du standard. Il peut-être formulé soit dans la règle de droit dont le juge doit assurer l’interprétation et l’application, soit dans la jurisprudence. La Cour de justice peut donc être destinataire d’un standard dont il lui revient de déterminer le contenu lors de l’application de la norme qui le contient (ce que je qualifie de “standard textuel”), mais aussi être auteur du standard (que je qualifie alors de “jurisprudentiel”). C’est le cas par exemple de la notion de “consommateur moyen”, à laquelle le juge de l’Union fait référence et qui lui permet d’adapter le droit aux faits évolutifs et changeants relevant du domaine de la consommation tout en respectant les conceptions étatiques particulièrement divergentes en la matière.

Quelle que soit son origine, le standard renforce le rôle de la Cour. Cependant, s’il consolide le pouvoir du juge, la nature de ce pouvoir diffère selon que la Cour applique un standard textuel ou formule un standard jurisprudentiel.

Lorsque la Cour applique un standard textuel, c’est en qualité d’interprète de l’énoncé que son pouvoir est accru. Il s’agit toutefois d’un véritable pouvoir normatif si l’on considère, d’une part, que la norme est le produit de l’interprétation et d’autre part, que l’interprétation du standard se distingue de celle des autres catégories de règles parce qu’elle implique que soit attribué un contenu à la norme, en fonction des cas d’espèce.

La fonction du standard jurisprudentiel soulève une problématique différente. Ce n’est plus la question de la création du droit par l’interprète qui est posée, mais celle du rôle du juge en tant qu’auteur originaire de la norme. Le pouvoir normatif mis en œuvre par la Cour lorsqu’elle formule un standard dans sa jurisprudence pour l’appliquer ensuite aux cas d’espèce, résulte de la création «primaire» du droit et non, comme lorsqu’il s’agit d’appliquer un standard textuel, de la création «secondaire», c’est-à-dire d’une création de droit liée à l’interprétation d’un énoncé textuel.

La fonction du standard quant au rôle du juge communautaire est donc double. Le standard textuel accroît le rôle de la Cour par la délégation de pouvoir normatif du constituant et du législateur européens, au juge. Or, c’est parce que le juge joue un rôle particulièrement important dans l’ordre juridique de l’Union et que la Cour est un organe puissant qui a participé à l’intégration européenne et a largement contribué à l’autonomie du droit de l’Union, que des standards sont fréquemment formulés dans sa jurisprudence.

Ainsi, si le standard textuel est un facteur d’attribution d’un pouvoir normatif au juge, le standard jurisprudentiel est la manifestation du rôle important que joue l’organe juridictionnel dans l’Union européenne.

4. La subsidiarité est-elle un principe soumis au contrôlejuridictionnel ou est-ce plutôt un élément à forte connotation politique?

L’un n’empêche pas l’autre. Le principe de subsidiarité auquel les traités européens font référence a indéniablement une connotation politique, puisqu’il implique de déterminer si, dans le domaine des compétences dîtes concurrentes, une action des États membres serait suffisante pour atteindre les objectifs visés et/ou si une action de l’Union pourrait apporter une plus-value. Dans ce cas seulement, les institutions européennes pourront engager une action. La terminologie même de l’article 5 §3 TUE, fait appel à des notions floues dans leur essence. Non seulement la formulation manque de clarté, mais diverses significations et interprétations peuvent être données aux termes utilisés. Il est en effet impossible de déterminer, a priori, le type d’objectifs d’une action qui peuvent être réalisés «de manière suffisante par les États membres» ou «mieux réalisés» au niveau de l’Union. Ces termes expliquent que la subsidiarité fasse l’objet d’une application in concreto, c’est-à-dire en fonction de chaque cas d’espèce. Il n’est pas étonnant, dès lors, que l’insertion de la subsidiarité dans le traité ait été souhaitée à la fois par les adeptes d’une intégration poussée – notamment les fédéralistes – et par les partisans d’une limitation des transferts de souveraineté nationale à l’Union européenne.

C’est à la fois la nature politique du concept de subsidiarité et son caractère subjectif qui ont amené quelques observateurs à considérer que ce principe ne pouvait pas faire l’objet d’un contrôle par le juge. Cependant, le fait que les notions qui traduisent l’expression de la subsidiarité soient indéterminées et impliquent un jugement trop politique pour permettre une application objective de ce standard, ne permet pas pour autan de le soustraire au contrôle du juge. Si ce contrôle est rare et restreint, il existe toutefois, comme en témoigne pour la première fois le célèbre arrêt Bosman (CJCE, 15 décembre 1995, C-415/93). La nature de ce contrôle résulte sans doute de la volonté de la Cour de se limiter autant que possible à sa fonction juridictionnelle, en n’intervenant que de manière ponctuelle et limitée dans le domaine politique.

5. Quel est le rôle du standard dans le cadre d’un renvoipréjudiciel en interprétation ?

Les standards juridiques - qui existent dans tous les ordres juridiques - ont des fonctions particulières au sein de l’Union européenne. L’une de ces fonctions réside dans la délégation par la Cour de justice au juge national du soin d’attribuer un contenu à la norme, en fonction des spécificités nationales. Cette fonction du standard se développe dans le cadre du mécanisme du renvoi préjudiciel en interprétation. Elle résulte du fait que le contenu de ce type de notion indéterminée dépend du critère de normalité. C’est la conception qu’a l’interprète de ce qui constitue un comportement ou une situation normale dans le contexte factuel auquel la norme doit s’appliquer, qui détermine le contenu du standard. Il est donc nécessaire, pour attribuer un contenu au standard, d’être «au plus près» du contexte factuel dans lequel il s’applique. C’est de ce contexte et des conceptions, des valeurs, des traditions qui s’en dégagent, que dépend le contenu donné par l’interprète de la norme au standard. Dans une Union européenne composée de vingt-sept États membres aux cultures et traditions juridiques diverses, il est dans la logique même du standard que le contenu de ces normes, intentionnellement laissées indéterminées par leurs auteurs, soit attribué par l’organe qui a la meilleure connaissance de ce qui est considéré comme normal dans le contexte factuel. Certains standards, compte tenu du domaine exogène auquel renvoie leur interprétation, sont particulièrement susceptibles de connaître des variations d’un État à l’autre. Il s’agit surtout de ceux dont le référent exogène concerne les valeurs, la morale. La proximité de l’interprète avec le contexte factuel est alors très importante.

Le fait que dans le cadre du renvoi préjudiciel, la détermination du contenu du standard revienne généralement au juge national, implique que la Cour de justice renonce à son pouvoir d’interprétation ou du moins le limite à des indications (c’est ce qu’elle fait par exemple avec la notion de «consommateur moyen»). Elle détermine, au cas par cas, l’étendue du pouvoir normatif du juge national dans l’attribution d’un contenu aux standards par le contrôle qu’elle choisit d’exercer lors du renvoi préjudiciel.

Merci beaucoup.

 

Interviul face parte din lucrarea ”Interviewing European Union. Wilhelm Meister in EU law”, Coordonatori: Daniel Mihail Sandru  și Constantin Mihai Banu, Editura Universitara, 2013

http://www.editurauniversitara.ro/carte/sandru/interviewing_european_union_wilhelm_meister_in_eu_law/10468



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